Montage à partir d’une photo de Valentina Calà sur FlickR (CC BY-SA 2.0) – Bruxelles le 7 janvier 2015
Est-il encore possible aujourd’hui de ne pas confondre Humanité et Unanimité ?
Pour tenter d’y répondre, voici mon journal d’une semaine folle …
Mercredi 7 Janvier 2015 : Abasourdi
Je capte l’info en fin de journée en écoutant la radio dans la voiture. Émotion. Ça fait toujours ça quand on apprend par les médias la disparition d’un personnage public sympathique. On se sent orphelins de quelque chose. Dire qu’on n’entendra plus ses blagues, qu’on ne se marrera plus en découvrant son nouveau dessin … J’ai acheté il y a deux jours un petit bouquin de Bernard Maris intitulé « Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Tu crois pas si bien dire Onc’ Bernard …
Jeudi 8 Janvier 2015 : Hypnotique
En général, je regarde le moins possible les infos à la TV, je lis la presse en ligne et j’écoute la radio. Sauf dans des moments comme ça. Le traitement de l’info en continu, la traque des meurtriers en direct, toute cette mise en scène, ça fait quand même très bizarre. La fiction (le thème de la traque du fugitif est un grand classique …) et les émissions de télé-réalité sont passées par là. J’éteins vite l’écran pour ne pas être scotché devant.
Brassens me vient aux lèvres : « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente. »
Le slogan « Je suis CHARLIE » commence a prendre de la place dans l’espace public. Il est question partout de soutenir financièrement l’équipe restante de Charlie Hebdo pour que le journal continue, au nom de la Liberté d’expression. Je suis pour la liberté d’expression et pour la liberté de la Presse (ce qui n’est pas exactement la même chose), mais je crois qu’il n’y a pas de Liberté sans diversité … Puisque l’Etat, Google, des journaux et des TV se mobilisent pour subvenir aux finances de Charlie hebdo, je vais m’abonner à un ou deux autres journaux.
Vendredi 9 Janvier 2015 : Transition démocratique
Je me rends à la réunion mensuelle du petit groupe des fondateurs du « Laboratoire de la transition démocratique ». Partage de ressentis et d’émotions sur les évènements, échanges sur le lancement des nouveaux chantiers, points divers et discussions sur le programme d’actions à venir. Un des chantiers porte sur le thème « Religion, Laïcité & Démocratie ». On est au coeur du sujet. On se quitte après le déjeuner. A dimanche me disent certains. Je laisse entendre qu’il ne faut pas trop compter sur ma présence. Chaque fois que je peux, j’évite la foule : les transports aux heures de pointe, les magasins durant les soldes, les matchs de foot, … Cela m’oppresse, je dois être un peu agoraphobe. Je me prépare à célébrer la mémoire des morts à ma façon, intimiste.
Samedi 10 Janvier 2015 : Confusion
Les messages reçus se multiplient et convergent dans le même sens. Il semble que tous les gens qui nous entourent vont à la manif, au rassemblement, à la marche silencieuse … On ne sait pas très bien comment ça s’appelle, mais il faut en être.
Il n’est pas encore trop question de « marche républicaine », pourtant ma décision de ne pas aller défiler avec les autres se renforce. Brassens me susurre à l’oreille : « Le jour du quatorze-Juillet, je reste dans mon lit douillet ; La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas. Je ne fais pourtant de tort à personne, en n’écoutant pas le clairon qui sonne … » (La mauvaise réputation)
Je sais bien que « les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » et qu’il va donc falloir que je justifie mon choix. Je commence à rédiger un brouillon de texte … mais ça ne vient pas. C’est confus dans ma tête.
Dimanche 11 Janvier 2015 : Je ne suis pas « Je suis Charlie »
J’ai beaucoup lu la presse et surtout les commentaires des lecteurs sur les articles. J’ai besoin de lire les mots des autres pour arriver à trouver le bon ton. Je suis frappé par la violence et l’intolérance des échanges. Il n’y a plus de discussion possible, plus de doute possible. Si tu n’es pas CHARLIE … alors tu es contre nous, tu es avec les terroristes. C’est à peu près la teneur de ce que je lis un peu partout. Au secours ! Les donneurs de leçons républicaines dégainent plus vite que les tireurs armés de Kalachnikov …
Ça me met une foutue pression. C’est encore plus dur d’écrire quand on sait qu’on a le droit à aucun faux pas, qu’on sera fusillé du regard et achevé d’une phrase assassine si on a une formule maladroite. Chauds, les marrons chauds !
Après quelques activités de jardinage, voici un extrait de ce que je commence à écrire :
Je n’adhère pas au slogan « Je suis CHARLIE » qui crée une confusion profonde entre empathie et émotion fusionnelle. On peut entendre et comprendre la douleur de l’autre, lui manifester soutien et s’associer à sa peine, sans pour autant aller jusqu’à vouloir se mettre à sa place au point de prendre sa part de souffrance.
Il y a quelque chose de malsain à vouloir faire des personnes assassinées des martyrs et du coup, à se poser soi-même comme victime. Je crains que cette posture ne conduise certains à légitimer ensuite des actes de vengeance, et de représailles, puisqu’on se sent soi-même victime.
Le slogan « Je suis CHARLIE » est assez révélateur du manichéisme auquel nous amène l’usage des réseaux sociaux. Une idée doit s’exprimer en 140 caractères et l’emploi des #hashtags pour aiguiller l’information nécessite d’être bref et concis. Pas de place pour la dialectique ou la pensée complexe.
Que peut bien signifier une personne qui porte une pancarte « Je suis Charlie » ?
(Cochez les réponses de votre choix. Plusieurs réponses possibles)
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« L’esprit de Charlie n’est pas mort et il faudra me tuer moi aussi pour assouvir votre vengeance ».
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« Pour chaque homme tué, mille hommes se lèveront pour prendre leur place »
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« Je suis depuis toujours un fan inconditionnel de Charlie Hebdo ».
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«Ils étaient cools et sympas l’équipe de Charlie Hebdo et je veux leur rendre un dernier hommage ».
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« Je veux défendre la liberté d’expression qui a été visée à travers Charlie Hebdo … même si en fait je ne lisais pas ce journal ».
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« Je trouve inacceptable qu’on tue des gens pour quelques dessins. Se moquer de la religion, ce n’est pas un crime ».
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« On a eu une sacré trouille, mais maintenant on a envie de descendre dans la rue pour dire que la vie est plus forte que les menaces de mort ».
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Autres, précisez : …………………………..
A mesure que la journée avance, que les nouvelles de l’ampleur massive des rassemblements dans tout le pays se succèdent, je sais que je ne suis pas parti du bon pied. La question n’est plus de faire de la sémantique sur le texte du slogan, mais de constater le phénomène qu’il engendre.
Lundi 12 Janvier 2015 : la caricature a gagné la bataille
J’ai l’impression de me réveiller avec la gueule de bois. Je n’ai pas vécu les manifestations in situ (ces « Rassemblements Pour la République » comme ils disent à la TV), je n’en connais que le traitement médiatique qui en est fait. Je perçois beaucoup d’émotions sincères captées parmi les participants, mais je suis choqué par quelques « pastilles sonores » de cette foule à Paris qui scande « Charlie, Charlie » comme si elle acclamait un joueur de foot, où de la Marseillaise qui retentit dans telle ville ou village.
J’avais cru qu’il s’agissait d’un hommage silencieux aux victimes. Je constate avec effarement que certains sont déjà tombés dans l’idolâtrie et le culte des martyrs. Bien sûr, beaucoup d’autres sont sortis de chez eux pour refuser la peur, un réflexe de défense, le besoin de se sentir entouré et de se rassurer. Mais dimanche, les assassins en fuite ont été identifiés, traqués et neutralisés comme on dit en langage militaire. Alors on peut s’offrir un défilé de la victoire du Bien sur le Mal …
C’est un raz-de-marée. Le ciel est bleu-blanc-rouge. Quand reverrons-nous un arc-en-ciel ? Est-ce trop de demander un peu de nuances dans un monde de brutes ?
La caricature est partout :
- A l’origine, les caricatures de Mahomet publiées au Danemark puis par Charlie Hebdo.
- Les assassins vengeurs ? Une caricature de l’islam.
- Les hussards noirs de la laïcité : une vision caricaturale de la liberté d’expression, refusant de considérer que l’on peut être gêné, voir se sentir offensé par un dessin, un trait d’humour.
- La marche silencieuse en hommage aux victimes au cours de laquelle les manifestants applaudissent et félicitent les forces de l’ordre ? Une caricature d’un Mai 68 à l’envers.
- Le Peuple qui descend dans la rue pour remettre les dirigeants de la Nation dans le droit chemin ? Un pastiche de la prise de la Bastille, où l’arbitraire du terrorisme aveugle remplace l’arbitraire du pouvoir royal.
- La récupération politique avec le couplet de l’union sacrée pour le redressement d’une nation : une caricature d’un certain discours gaullien, rappelez-vous : « Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré ! ».
- La présence en tête de cortège de tous ces chefs d’Etat, pas toujours démocratiques loin s’en faut, proclamant « Nous sommes CHARLIE » … Ce n’est plus une caricature, c’est le pire des cauchemars ! 🙂 Revenez les Charlies, ils sont devenus fous !
Les personnes qui ont vécu cette journée dans l’émotion de la rue, avec la sincérité de leurs convictions, trouveront évidemment que ma perception de l’évènement est caricaturale. Elles auront raison et c’est bien ce qui me gène. Nous sommes tous devenus des caricatures.
J’aimerais croire qu’il est encore possible aujourd’hui de ne pas confondre Humanité et Unanimité.
PS : Vos commentaires sont les bienvenus. Mais je crois que je ne ferais pas de commentaires sur vos commentaires … Chacun-e est libre de ses opinions et je ne prétend, ni avoir raison, ni avoir fait les bons choix.